(Ce texte est un extrait du récit d'une tournée de Félix Leclerc au Saguenay Lac Saint-Jean en 1972. Le récit complet de cette tournée relaté par Raoul Desmeules, porte le titre suivant : « En sillonnant les sentiers avec Félix Leclerc »
. (Raoul Desmeules était directeur du Bureau régional du Ministère de la Culture au Saguenay Lac Saint-Jean. en 1972)

Félix s'invite au Saguenay-Lac Saint-Jean
En 1972, après cette tournée en France, Félix Leclerc renouait avec le Québec. C’est à l’occasion d’un tête-à-tête avec le ministre des Affaires culturelles de l’époque qu’il avait caressé l’idée de se produire dans les petites localités de la région du Saguenay-Lac Saint-Jean.
Évoquant la pauvreté des salles de cette contrée, le ministre lui avait plutôt conseillé de chanter dans les spacieuses salles de Montréal et de Québec : -Je veux sillonner les sentiers, pas les autoroutes! avait répliqué Félix de sa belle voix grave. Même à cette époque, Félix Leclerc était une exception dans un monde où la chanson, devenue produit de grande consommation, était l'affaire des industriels du disque. Il avait simplement envie de faire une tournée de récitals au Saguenay-Lac Saint-Jean, s'accompagnant de sa guitare acoustique et habillé modestement d'un chandail d'étoffe de laine.
À cette époque, j’étais directeur du Bureau régional du ministère des affaires culturelles de la région du Saguenay-Lac Saint-Jean. Mon travail consistait, pour l'essentiel, à diffuser des spectacles dans les villes et villages du territoire. Le ministre me sollicita donc pour organiser une tournée de récitals de Félix dans la région. Quelques jours plus tard, j’expédiais à l’artiste la liste des localités où l’on devait le recevoir. Dans l’ordre des représentations, le circuit comprenait, les localités de Port Alfred, Anse Saint-Jean, Saint-Jérôme (maintenant Métabetchouan), Saint-Félicien et Dolbeau.
Ces quelques semaines, où j'ai eu le privilège de côtoyer ce personnage plus grand que nature, demeureront dans ma mémoire pour le reste de ma vie. Ce récit constitue un témoignage de cette merveilleuse rencontre. On y retrouve les épisodes qui se sont déroulées dans chacun des endroits où l'artiste s'est produit.
Félix, est entré dans la légende, et on ne peut détruire les personnages légendaires. Les événements évoqués et les propos recueillis à cette occasion permettront, je l'espère, d'apprécier les diverses facettes, non seulement du grand artiste, mais également de l'homme authentique qu'il était. 
Félix à Métabetchouan
Ce centre agricole et industriel se situe dans la suite historique du premier poste de traite établi à l'embouchure de la rivière Métabetchouane près de Desbiens, endroit que les Jésuites avaient visité en 1671 à l'occasion de la rencontre de vingt nations amérindiennes.
Outre ses anciennes chansons : Attends-moi ti-gars, L'hymne au printemps, Le tour de l'Île, Bozo, Le p'tit bonheur, Moi, mes souliers, Le train du nord et autres Bozo. Le répertoire de son récital comprenait également quelques-unes de ses dernières compositions : Le bal, Le loup, Tu te lèveras tôt, Le roi heureux, La mort de l'ours, Errances, Le père. Peu avant d'entrer en scène, Félix me demanda s'il ne devait pas retirer ses premières chansons trop connues de son répertoire, présumant que le public pouvait être lassé de les écouter. Je lui suggérai, au contraire, que ces anciennes chansons étaient incontournables et que les spectateurs seraient certainement déçus de ne pas les partager avec lui.
À huit heures précises, dans une salle paroissiale bondée située au sous-sol de l'église, Félix apparut sur une petite scène dépouillée et mal éclairée, vêtu d'une simple veste de laine. Dans sa main droite il tenait sa guitare acoustique; sur celle-ci, il avait collé un morceau de papier sur lequel était noté l'ordre des chansons; de l'autre main, il tenait solidement le parement de sa veste.  Après de brefs mais chaleureux applaudissements, l'artiste prit place en posant son pied droit sur une chaise devant deux microphones : l'un pour la guitare et l'autre pour la voix. Sur le ton de vérité de ce « paysan bourru » et de sa voix robuste de baryton, l’artiste chanta et sifflota ses chansons aux accents du terroir en regardant très peu ses mains ; Félix avait plutôt tendance, lorsqu'il chantait, à tenir ses yeux en l'air.
La dernière chanson qu'il interpréta, ce soir-là, s'intitulait : Variations sur le verbe donner. Le dernier couplet se disait comme suit :
...Si vous voulez savoir si un homme vous aime,
Attendez qu'il vous donne son parapluie.
À la fin de son récital, comme à son habitude, Félix restait un long moment dans les coulisses avant de retrouver les nombreux admirateurs qui souhaitaient le rencontrer. Je lui fis remarquer que quelques uns commençaient à quitter les lieux ; sur ce, il répliqua : -Ça presse pas ! Ceux qui resteront ce sont ceux qui m'aiment le plus. Après plusieurs minutes, les derniers spectateurs qui avaient patienté, savouraient le privilège de causer avec le célèbre artiste. Ce soir-là, l'un d'eux s'approcha de Félix et lui offrit son parapluie, ce qui le toucha visiblement. Ce geste singulier contribua, sans doute, à le persuader de ne pas modifier son répertoire.
Félix à Desbiens
Connaissant la préférence de Félix pour coucher dans les lieux calmes et bon marchés, j'avais donc téléphoné préalablement, au père Blanchet, Rédemptoriste affecté au monastère à Desbiens, afin de m'informer des possibilités de nous héberger Félix et moi. Lors de cette brève conversation téléphonique, j'ai cru déceler un certain malaise chez le prêtre.
Peu de temps après le récital, nous prîmes donc la route pour Desbiens, petite localité située à quelques kilomètres de Métabetchouan. Je sonnai à la porte du monastère ; c'est un religieux stupéfié, ne trouvant qu'à peine ses mots, qui nous reçus. Il confessa, peu de temps après, qu'il avait perçu la demande d'accueillir Félix au monastère si inconcevable, qu'il avait cru à une plaisanterie. Je compris, alors, sa perplexité que j'avais ressentie lors de notre entretien téléphonique.
Il nous servit un thé, après quoi il nous dirigea vers nos chambres. Ces pièces étaient plutôt des sortes de petites cellules aménagées de façon sommaire avec seulement un lit, un placard, une table et un lavabo au confort plus que modeste, le mot dénuement est sans doute le plus adapté. Le bâtiment  était recouvert de pierres empêchant ainsi le bruit de traverser. Nous étions donc certains de trouver-là le calme et le repos que recherchait Félix.
À son habitude, après son récital, Félix appréciait, tout en causant, se relaxer en buvant lentement le contenu d'une petite bouteille de bière. Il sortit donc deux bouteilles qu'il tenait dans un sac en papier et m'en offrit une. Après avoir parlé de sa dernière performance à St Jérôme, de nos filles qui avaient à peu près le même âge (Catherine et Nathalie), il me dit : -Je veux te faire entendre une chanson que j'ai composé la semaine dernière. Sur ce il prit sa guitare et s'exécuta ; c'était : L'alouette en colère. En voici les paroles :

J'ai un fils enragé
Qui ne croit ni à dieu
Ni à diable, ni à moi
J'ai un fils écrasé
Par les temples à finances
Où il ne peut entrer
Et par ceux des paroles
D'où il ne peut sortir

J'ai un fils dépouillé
Comme le fût son père
Porteur d'eau, scieur de bois
Locataire et chômeur
Dans son propre pays
Il ne lui reste plus
Qu'la belle vue sur le fleuve
Et sa langue maternelle
Qu'on ne reconnaît pas

J'ai un fils révolté
Un fils humilié
J'ai un fils qui demain
Sera un assassin

Alors moi j'ai eu peur
Et j'ai crié à l'aide
Au secours, quelqu'un
Le gros voisin d'en face
Est accouru armé
Grossier, étranger
Pour abattre mon fils
Une bonne fois pour toutes
Et lui casser les reins
Et le dos et la tête
Et le bec, et les ailes
Alouette, ah!

Mon fils est en prison
Et moi je sens en moi
Dans le tréfonds de moi
Malgré moi, malgré moi
Pour la première fois
Malgré moi, malgré moi
Entre la chair et l'os
S'installer la colère


À la fin il déposa sa guitare sur le lit et me demanda : -Qu'est-ce que t'en penses?
Je fus d'abord ému, puis après un moment de silence je lui dis : -C'est une très belle chanson! Je suis convaincu qu'elle aura un retentissement assuré compte tenu de la situation actuelle au Québec. Quelques mois au paravent, le Québec avait vécu les tristes événements qui avaient amené le gouvernement fédéral à imposer la Loi sur les mesures de guerre.
Chantre des valeurs catholiques ancestrales, s'étant, jusque-là, toujours tenu à l'écart du débat politique québécois, Félix présentait, avec cette chanson, tendue comme un ressort, presque plus longue à lire qu’à chanter, sa vision d'un Québec pillé et dépossédé. Il devint par la suite, le chanteur en colère, donnant sa voix à la révolte de tout un peuple et l'un des plus farouches partisans de l'indépendance du Québec.